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5 novembre 2016 6 05 /11 /novembre /2016 00:05

Dans son livre sur la sainte colère, Lytta Basset, après des pages et des pages d’exégèse (sur les colères de Caïn, de Jacob, de Job, de Jésus), consacre un chapitre à regrouper ce qui la caractérise. D’abord elle la présente négativement, en opposition à l’autre colère, la mauvaise, la malsaine. Ensuite elle l’aborde telle qu’en elle-même. Voici quelques paragraphes qui fondent le droit à l’indignation, à la colère, même face à l’Église, même face à Dieu…

 

On va tenter maintenant de discerner en quoi une colère est sainte. Rappelons que, dans la Bible, « saint »» signifie mis à part, séparé pour être rendu puissant par Dieu. Est donc sainte la colère qui me sépare du chaos douloureux où je suis englouti-e, et celle qui me sépare de ces humains hostiles, incompétents ou indifférents auxquels je me raccrochais désespérément. Est également sainte la colère qui me sépare des images stéréotypées de moi-même que sont « victime », « coupable », « parfait-e », « maudit-e », « gentil-le », etc. Est sainte, encore, la colère qui me sépare de ces représentations mortifères de Dieu dont j'avais si longtemps nourri ma foi et que je me donne enfin le droit de rejeter. Est éminemment sainte la colère qui se retourne contre Dieu et le met en cause. « Elle met l'homme dans un rapport d'opposition strictement personnelle à Dieu, note S. Kierkegaard, et dans un rapport tel qu'il ne peut pas se contenter d'une explication de seconde main(1). »

Est donc sainte la colère de Job qui en se désolidarisant du Dieu-Providence pure, à la fois traditionnel et anthropomorphique, se retrouve solidaire du commun des mortels en proie à l’injustice sociale et à la surdité divine. Le chapitre 24 est un modèle du genre, d’une modernité étonnante : est sainte la colère qui rompt avec tout système philosophique ou religieux que contredit l'expérience des humains, et même, l'expérience d'un seul être humain. Si l’on en croit le livre de Job, la sainte colère d'une seule personne est susceptible de désamorcer toute une idéologie religieuse et sociopolitique, et les comportements intégristes qui en découlent !

« Au ch. 24, commente R. de Puny, Job va d'une manière impressionnante étendre au domaine social le réquisitoire qu' il dressait au sujet de son drame personnel. Son propre malheur n'est pas sa seule occasion de révolte, mais non moins celui de tous les pauvres, de tous les exploités. [...] Nulle part ailleurs on ne trouve autant de matériaux anti-religieux que dans la Bible [...]. Le procès que la pensée moderne intente à Dieu n'est qu'un faible et dérisoire écho de celui que Job lui intente(2). »

Une sainte colère n'en reste pas au simple plaisir de refuser et de se séparer. Puissance de libération par rapport à tout le mal qu'on a subi et intériorisé, elle vise en fait autre chose qu'elle-même: elle est le sésame de cette violence paradoxale qui ouvre à la prise de conscience imprévisible du pouvoir de pardonner. Puissance de refus de tout ce qu'on n'est pas essentiellement, elle tend à mettre fin aux dysfonctionnements aliénants et à faire accéder à la paix de l'être. Dans la Philocalie des Pères neptiques, Isaïe l'anachorète note que « sans colère il n'y aurait pas de pureté (3) chez l'homme, s'il ne s'irritait pas contre tout ce qui est semé en lui par l'Ennemi [...].Celui qui veut arriver à la colère conforme à la nature doit retrancher toutes ses volontés jusqu'à ce qu'il s'établisse dans l'état naturel de l'intelligence [...]. Il fait rejeter du cœur l'assaut de la pensée par une contradiction pieuse au temps de la prière [...]. La convoitise est tournée vers Dieu et ses volontés, la colère s'exerce contre le diable [le diviseur] et le péché [la rupture de relation] (4) » : on peut donc vivre une véritable conversion de la convoitise et de la colère.

Par « intelligence » [noûs], il faut entendre la double faculté de penser le monde et de contempler Dieu; elle est donc à la fois la raison et le souffle de l'esprit. ll s'agirait alors de nettoyer cette intelligence naturelle des scories que le mal y a déposées, pour parvenir à une colère « conforme à la nature » : ce que j'appelle sainte colère est pour l'anachorète restauration d'une colère saine donnée par le Créateur pour se différencier des ennemis, du mal subi et de ses séquelles. On retrouve l'intuition biblique de l'épée: « s'établir dans l'état naturel de l'intelligence » devient possible quand on « retranche » tout ce qu'on n'est pas essentiellement soi-même, et qu'on abandonne au rival l'objet du litige, parce qu'on a fait l'expérience qu'on possède une « autre joue » !

Dans son dynamisme libérateur, la sainte colère va jusqu'à refuser le dogme démobilisateur d'un « instinct de violence » en l'humain. Comme le fait très justement remarquer R. Girard,

« on sait aujourd'hui que les animaux sont individuellement pourvus de mécanismes régulateurs qui font que les combats ne vont presque jamais jusqu'à la mort du vaincu (5)A propos de tels mécanismes qui favorisent la perpétuation de l'espèce, il est légitime, sans doute, d'utiliser le mot instinct, mais il est absurde, alors, de recourir à ce même mot pour désigner le fait que l'homme, lui, est privé de semblables mécanismes. L'idée d'un instinct – ou si l'on veut d'une pulsion – qui porterait l'homme vers la violence ou vers la mort  –  le fameux instinct, ou pulsion, de mort chez Freud – n‘est qu'une position mythique de repli, un combat d'arrière-garde de l'illusion ancestrale qui pousse les hommes à poser leur violence hors d'eux-mêmes, à en faire un dieu, un destin ou un instinct dont ils ne sont plus responsables et qui les gouverne du dehors (6). »

Il semble, aujourd'hui, que le dogme de l'instinct de violence perde du terrain au profit d'un nouveau dogme, énoncé lui aussi avec ce « on » impersonnel qui lui donne le déguisement d'une certaine scientificité : « On ne guérit jamais vraiment. » Malheur à quiconque prétendrait être complètement guéri de son histoire traumatique et de ses séquelles ! Malheur à celui ou celle qu' une sainte colère a délivré-e du fantasme d'un instinct de violence plus fort que soi-même ! Et enfin, malheur à qui affirme ne souhaiter mourir que par excès de souffrance et par envie de vivre une vraie vie !

Or, un unique témoignage suffit pour que le dogme s'effondre: si un seul humain échappe au « on ne guérit jamais vraiment [du mal et de la violence] », c'est que la voie reste ouverte à tous. Ainsi, la sainte colère débouche sur la recherche d'authenticité : nous ne nous leurrons pas en croyant être guéris dès lors que nous sentons etvoyons la colère de Dieu à l'œuvre dans notre propre histoire, à l'œuvre contre notre chaos intérieur depuis ce temps lointain où nous étions perdus loin de tout AUTRE. En ce temps-là, nous étions comme Caïn, incapables de discerner la sainte colère de vie, de la colère absurde de notre Dieu fantasmatique. « Comment pourrait-il saisir, Caïn, lui qui n'a même pas pu s'approprier ce qu'il a fait pousser, comment pourrait-il saisir qu'en ne considérant pas son offrande, ce n'est pas son existence mais au contraire sa non-existence que le divin refuse (7) ? » Sainte colère de Dieu qui est, à nos côtés et dans la direction même de notre désir profond, combat immémorial contre le chaos, cette confusion entre nous et les autres qui nous maintient dans la non-existence...

Une sainte colère n'a pas besoin de la caution de Dieu pour se rendre crédible. Aucune religion, aucune philosophie n'en a le monopole : la colère AUTRE traverse les destins personnels et les histoires collectives avec la liberté de l'Esprit qui souffle où il veut. Pour un philosophe athée tel que A. Camus, elle s'appelle « révolte » et elle mérite son nom dans la seule mesure où elle a renoncé au « tout ou rien » semeur de mort. « Elle n'a jamais affirmé dans son mouvement le plus pur que l'existence d'une limite [...]. Elle est le refus d'une part de l'existence au nom d'une autre part qu'elle exalte. Plus cette exaltation est profonde, plus implacable est le refus. Ensuite, lorsque dans le vertige et la fureur, la révolte passe au tout ou rien, à la négation de tout être et de toute nature humaine, elle se renie à cet endroit. » C'est alors qu'elle n'est plus sainte colère, pourrions-nous dire.

ll est étonnant de trouver chez A. Camus comme l'illustration de cette « colère conforme à la nature » que nous avions rencontrée dans la Philocalie. Dans cette philosophie moderne qui ne se réfère, pas à un Créateur, l'humain est dépositaire d'une colère authentique à laquelle il est parfaitement capable de rester fidèle: « Plus la révolte a conscience de revendiquer une juste limite, plus elle est inflexible. [...] Réclamant l'unité de la condition humaine, elle est force de vie, non de mort. » Elle est alors sainte colère, selon nos termes. Mais lorsqu'elle ajoute le mensonge à l'injustice, prétendant ainsi venir à bout de cette dernière, elle ne mérite plus son nom. Et A. Camus conclut de manière quasi biblique: « Celui qui ne peut tout savoir ne peut tout tuer [...]. La révolte ne vise qu'au relatif et ne peut promettre qu'une dignité certaine assortie d'une justice relative. Elle prend le parti d'une limite où s'établit la communauté des hommes (8). »

 

1. S. Kierkegaard, op. cit., p.77. À vrai dire, l'auteur parle ici de la «catégorie de l'épreuve », dont il précise qu'elle est « absolument transcendante » : pour faire de l'épreuve une catégorie de pensée (admise en dogmatique), il faut l'avoir traversée. A mes yeux, elle apparaît alors comme cette occasion unique dans une vie de se poser face à Dieu dans cette solitude éprouvante où l'humain se trouve plongé.

 2. R. de Pury, op. cit., pp. 37s.

3. Par-delà la pureté morale, il faut penser à la notion chimique de « sans mélange »: est pur ce qui n'est pas confondu avec autre chose; est pur ou saint quiconque se tient seul devant lieu, dans sa différence et sa responsabilité propre.

4. Asceticon 2, 7, 9 et 4, p. 59, et Aug, p. 231 (texte grec de l'œuvre d'Isaïe publié par Augustinos), p. 66 de la Philocalie. Plus loin dans l'Asceticon (21, 56, p.66 de laPhilocalie), il est dit que « le désir de Dieu engendre la colère conforme à la nature, laquelle s'oppose à tout ce que sème l'ennemi » (Philocalie des Pères neptiques, fascicule 9, Abbaye de Bellefontaine, 1989).

5. Témoin du combat de deux loups mâles, le biologiste K. Lorenz constate qu’au moment où le vieux, en position de force, va se jeter sur le plus jeune, ce dernier détourne la tête et offre, sans défense, à l'ennemi le creux de sa gorge, la partie la plus vulnérable de son corps [...] où la moindre morsure serait mortelle [...]. À peine le vaincu sort‑il de son humble immobilité que l'autre se précipite sur lui et il doit à nouveau s'immobiliser, la gorge offerte. Ainsi un animal qui sent qu' il a le dessous peut faire jouer une inhibition chez un agresseur en s'offrant précisément sans défense à son attaque. » Se souvenant de l'histoire de la joue droite, K. Lorenz conclut ainsi: « Un loup m'a instruit: ce n'est pas pour que ton ennemi te frappe à nouveau que tu devras lui tendre l'autre joue, mais pour qu’il lui devienne impossible de le faire !» (K. Lorenz, Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons. Paris, Flammarion, 1968, pp. 189-202).

6. R. Girard, La violence et le sacré, op. cit., pp. 203 s.

7. M. Balmary, op. cit., p.118. Effectivement, Abel seul semble s'être approprié ce qui lui appartient, «faisant venir des premiers‑nés de son petit bétail et de leur graisse »; Cain, lui, a «fait venir du fruit de la terre» (Gn 4,14a).

8. A. Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, pp. 297 s., 341 s., 347.

 

 

(Extrait de Sainte colère. Jacob, Job, Jésus. Labor et Fides – Bayard, 2002, pp. 249-254)

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